L'étrange histoire d'un roman populaire de Simenon
SIMENON SIMENON. LE PERLE SMARRITE DELLA COMPARSA
La strana storia di uno romanzo popolare di Simenon
SIMENON SIMENON. THE EXTRA'S LOST PEARLS
The strange story of a popular novel by Simenon
Tous ceux qui s'intéressent de près à Simenon – et surtout à Maigret – savent que le romancier n'a pas créé son commissaire ex nihilo dans son premier roman signé de son patronyme, Pietr le Letton. Les chercheurs ont en effet montré que Simenon a d'abord fait des essais de personnages, plus ou moins détectives ou policiers, dans de nombreux romans populaires, avant de tenter de cerner de plus près la silhouette de son futur Maigret dans quatre romans, qu'on appelle les "proto-Maigret", où apparaît un commissaire qui commence à ressembler assez furieusement au héros à la pipe. Classés selon l'ordre (présumé) chronologique de rédaction (ils ont été écrits tous les quatre autour de l'automne 1929), ces romans sont: Train de nuit, La figurante (tous les deux signés Christian Brulls, le premier édité en 1930 et le second en 1932, chez Fayard dans la collection "Les maîtres du roman populaire"), puis deux romans signés Georges Sim, La femme rousse (paru en 1933 chez Tallandier dans la collection "Criminels et policiers") et La maison de l'inquiétude (paru en 1932 dans la même collection que le précédent).
Dans Les mémoires de Maigret, le commissaire commence son récit par la rencontre qu'il fit, au Quai des Orfèvres, d'un dénommé Sim, et comment celui-ci passa un moment à discuter avec lui des crimes et des criminels. Maigret lui raconta une affaire dont il s'était occupé, "dans laquelle il était question d'une jeune fille et d'un collier de perles". Quelques mois plus tard, le commissaire trouva sur son bureau, "un petit livre à couverture horriblement illustrée comme on en voit chez les marchands de journaux et entre les mains des midinettes. Cela s'intitulait: «La jeune fille aux perles», et le nom de l'auteur était Georges Sim." En réalité, le roman dont il est question est La figurante, ce dernier titre ayant été préféré par Fayard au titre original de La jeune fille aux perles. Remarquons comment Simenon, par la bouche de Maigret, relève que ce roman racontait déjà une enquête du commissaire, comme si l'auteur considérait qu'il s'agissait là d'un premier essai, une "ébauche de ce qu'il envisage de faire", comme il est dit un peu plus loin dans le texte des Mémoires de Maigret. Simenon lui-même considérait-il ce roman comme un "pré-Maigret" ? Fayard, lui, ne l'entendait pas vraiment de cette oreille, puisque le manuscrit ne fut publié qu'en 1932, et non dans une collection policière, alors que les "vrais" romans Maigret étaient déjà une douzaine à avoir paru… Et pourtant, Simenon avait proposé, comme autre titre de ce roman, Une enquête du commissaire Maigret… Mais rien à faire, la "fille aux perles" disparut pour laisser la place à une simple "figurante", et, qui plus est, dans un récit signé Christian Brulls (et non Georges Sim comme le dit Maigret, alias Simenon, dans ses Mémoires…), pseudonyme d'un infatigable fournisseur de romans populaires de tout poil, amours, énigmes et aventures…
Mais l'histoire ne s'arrête pas là. En effet, le Simenon romancier populaire intéressait déjà les éditeurs à l'étranger, et un des premiers à se manifester fut un Italien, Augusto Foà, directeur de l'Agenzia Letteraria Internazionale. Avant que Simenon ne réserve finalement les droits de traduction de ses œuvres à Mondadori, quelques-uns de ses romans populaires parurent dans des collections dirigées par Foà, ainsi qu'en feuilleton dans des journaux. Dans leur livre Simenon in Italia, Marco Biggio et Andrea Derchi font un recensement de ces parutions, et il s'avère qu'ils confirment ce que Michel Lemoine avait déjà indiqué dans L'autre univers de Simenon: le roman La jeune fille aux perles parut en feuilleton en 1934, sous le titre La ragazza con le perle, par les soins de Foà. Mais, contrairement à de nombreux autres romans populaires de Simenon traduits en italien, on n'a pas retrouvé quel était le journal où il fut publié… Une nouvelle disparition de la "fille aux perles"…
Alors nous faisons appel à tous ceux qui nous lisent, simenoniens, maigretphiles, et collectionneurs: si certains d'entre vous retrouvent la trace de la "ragazza con le perle" dans un journal de 1934, qu'ils nous le fassent savoir…
Murielle Wenger