Quelques considérations à partir du roman "La danseuse du Gai-Moulin"
SIMENON SIMENON. RICORDI IN ROSSO…
Alcuni riflessioni a partire dal romanzo "La ballerina del Gai-Moulin"
SIMENON SIMENON. REMEMBRANCES IN RED...
Some reflections based on the novel "The Dancer at the Gai-Moulin"
En septembre 1931, Simenon est à Ouistreham. Au lendemain de la séance de signatures de Deauville (voir notre billet du 26 juillet 2016), le romancier continue sa route, à bord de son Ostrogoth, jusqu'au port normand, car il cherche, dit-il, un endroit "tranquille afin de continuer la dizaine ou la douzaine de Maigret auxquels j'étais tenu par contrat." (dictée Point-virgule). On se rappelle en effet que c'était une des conditions que Fayard avait posées à Simenon, avant de se lancer dans l'aventure de la publication de la collection policière.
Huit romans ont déjà paru, qui narrent les enquêtes du commissaire à la pipe. Son créateur l'a promené un peu partout, en France et au-delà des frontières. Il lui déjà fait mener une enquête sur ses propres traces à lui, le romancier, puisque c'est à Liège que se dénouait l'intrigue du Pendu de Saint-Pholien. Et voilà que Simenon entame la dixième aventure de son héros. Où va-t-il l'envoyer cette fois ? La séance de signatures à Deauville, où Maigret " a reçu comme sa confirmation", ainsi que l'écrit Simenon dans la même dictée, peut avoir agi comme une sorte de relance, et avoir aussi poussé le romancier à repartir encore une fois sur les traces de ses propres souvenirs…
Son prochain roman se passera donc à Liège, dans un lieu qu'il a lui-même fréquenté, une boîte de nuit, le Gai-Moulin, situé rue de la Sirène dans la réalité, et que le romancier transpose rue du Pot-d'Or dans le roman. Celui-ci s'ouvre dans le cabaret en question, et nous voilà en présence de deux adolescents, Chabot et Delfosse, qui n'ont d'yeux que pour Adèle, la danseuse de l'établissement, en réalité plutôt une entraîneuse. Simenon a mis beaucoup de lui dans le personnage de Jean Chabot, dont la famille ressemble par maints détails à la sienne. Au point que l'on peut se demander s'il n'avait pas d'abord eu l'intention de raconter une histoire sans Maigret, mais, que, tenu par ses engagements envers Fayard, il ait dû finalement faire intervenir celui-ci, qui n'apparaît nommé, on le rappellera, qu'au chapitre 6, n'étant jusque-là qu'une silhouette, "l'homme aux larges épaules"…
La question peut d'autant plus légitimement se poser que, un peu plus d'une année plus tard, Simenon rédige un roman sans Maigret, l'un de ceux qu'il est parvenu à faire accepter à Fayard, L'Ane-Rouge, dans lequel le personnage principal, Jean Cholet (dont le nom est très proche du protagoniste de La danseuse du Gai-Moulin, et qui a les mêmes origines familiales…) fréquente un cabaret nantais qui n'est pas sans rappeler celui de Liège.
Parmi les personnages qui apparaissent dans La danseuse du Gai-Moulin, il y a, évidemment, cette Adèle, qui emprunte probablement à des filles que le jeune Simenon a dû croiser lors de ses virées nocturnes liégeoises… Dans leur très beau livre La Belgique de Simenon, Michel Carly et Christian Libens consacrent quelques pages aux filles de cabaret, qu'on va retrouver plusieurs fois au fil des romans, et en particulier dans la saga maigretienne. C'est bien sûr Arlette dans Maigret au Picratt's, qui évolue aussi sur fond de décor rouge comme le faisait Adèle dans La danseuse du Gai-Moulin, le décor rouge du désir et du plaisir… Comme l'écrivent si joliment nos deux compères, "Ces initiations dans le Liège nocturne marqueront au rouge féminin l'ensemble de son œuvre."
Et c'est vrai que le rouge, dans l'œuvre simenonienne, a une connotation très forte. On pourra lire à ce propos le texte "Simenon voit rouge", dans le dernier ouvrage de Bernard Alavoine, Georges Simenon et le monde sensible. Les "filles en rouge", aussi bien dans les romans Maigret que dans les "romans durs", sont légion. On rappellera toutes ces "jeunes filles au chapeau rouge" pour lesquels Maigret se sent plein d'indulgence, mais aussi toutes ces "filles de la nuit" que le commissaire croise lors de ses enquêtes dans des cabarets aux banquettes et aux tentures rouges…
Quant à l'Adèle de La danseuse du Gai-Moulin, si elle s'habille plutôt de noir et de blanc lorsqu'elle se rend au cabaret, elle reçoit Chabot en peignoir et chaussée de pantoufles de satin rouge… Et il est à remarquer qu'elle succède, dans la saga maigretienne, à une autre femme qui porte le même prénom, la provocante Adèle de Au rendez-vous des Terre-Neuvas. Et, comme par hasard, la première apparition de celle-ci se fait aussi sous le signe du rouge, le rouge de l'encre dont sa photographie est barbouillée. Et la première fois que Maigret la découvre "en chair", c'est sur le fond rougeoyant du soleil couchant…
Murielle Wenger