Quelques réflexions sur la rédaction des premiers romans "Maigret"
SIMENON SIMENON. MORSANG, UNA BASE DI LANCIO PER MAIGRET…
Alcune riflessioni sulla redazione dei primi romanzi "Maigret"
SIMENON SIMENON. MORSANG, A LAUNCH PAD FOR MAIGRET…
Some reflections on the writing of the first "Maigret" novels
Au printemps 1930, Simenon, après son périple sur les canaux du Nord, est venu amarrer son bateau l'Ostrogoth près de Morsang-sur-Seine. C'est là, du moins selon certains simenologues, qu'il écrit son premier roman sous patronyme, Pietr le Letton (qui, selon d'autres, aurait connu une rédaction, au moins partielle, à Delfzijl selon la légende établie par Simenon lui-même, et peut-être aussi à Stavoren). Sans nous attarder sur ce problème – que les plus éminents simenoniens ne sont pas encore arrivés à résoudre, et qui, en réalité, risque de rester insoluble – nous aimerions évoquer aujourd'hui l'écriture des deux romans suivants de la saga maigretienne, à savoir Le charretier de la Providence et Monsieur Gallet, décédé.
Nous avons parlé, dans un billet du 16 juillet 2016, de l'entrevue entre Simenon et Fayard, et nous avions relevé combien il était difficile de savoir ce que les deux hommes s'étaient dit exactement, et ce que Fayard avait exigé en échange de son accord à publier la nouvelle collection. Simenon lui-même, en racontant l'événement a posteriori, avait proposé des variantes sur cette conversation, mais aussi sur le nombre de manuscrits qu'il avait montrés à son éditeur.
Une chose cependant semble pouvoir être établie avec une certaine certitude: la première entrevue entre Simenon et Fayard à propos de Pietr le Letton doit avoir eu lieu au plus tard au printemps de cette année 1930, puisque le contrat d'édition du roman est daté du 26 mai. On sait que Fayard, encore mal convaincu à ce moment-là, proposa au romancier une prudente première diffusion en feuilleton dans l'hebdomadaire qu'il venait de fonder, Ric et Rac. Autrement dit, si le contrat date du mois de mai, on peut sans peine imaginer que Simenon, suite à cette entrevue, ait continué dès l'été à écrire les Maigret suivants, soit à la demande de Fayard, soit de son propre chef pour convaincre celui-ci.
Quoi qu'il en soit, les spécialistes de l'œuvre simenonienne s'accordent pour dire qu'au cours de cet été 1930, Simenon s'est consacré à l'écriture de deux Maigret (et peut-être aussi de quelques romans populaires sous pseudonymes), les deux cités au début de ce billet. Quant à savoir lequel des deux en premier… En l'absence des manuscrits, disparus, et, à notre connaissance, la possession par le Fonds Simenon de la seule enveloppe jaune de Le charretier de la Providence, nous ne savons trop sur quels indices les simenologues se sont basés pour décider de l'ordre de rédaction de ces deux romans. Certes, lors du Bal anthropométrique, c'est Monsieur Gallet, décédé qui fut choisi pour lancer la collection, mais cela ne nous dit pas encore qu'il ait été écrit avant Le charretier de la Providence, puisque aussi bien le deuxième roman du Bal fut Le pendu de Saint-Pholien, dont les spécialistes estiment actuellement qu'il fut composé plus tard, soit en automne 1930… La date de rédaction ne semble donc pas avoir été un critère déterminant pour ce choix, comme nous l'avons déjà évoqué dans un billet du 2 mars 2016.
Difficile aussi de s'appuyer sur les dires de Simenon lui-même, qui, comme nous l'avons déjà vu, n'était pas très constant dans ses souvenirs… Dans ses textes autobiographiques (Dictées et Mémoires intimes), Simenon évoque à peine ces deux romans: Le charretier de la Providence seulement pour raconter comment, en 1931, il était allé chercher un clochard du quartier Maubert pour figurer le charretier sur la couverture photographique originale du roman; quant à Monsieur Gallet, décédé, il n'est même pas mentionné… D'ailleurs, lorsque dans sa première dictée (Un homme comme un autre) il parle des débuts de Maigret, il fait une curieuse confusion: "Les trois romans qui suivirent [Pietr le Letton], Les demoiselles de Concarneau, Le pendu de Saint-Pholien et je ne sais plus lequel, me parurent dignes d'être publiés"… Même oubli dans une interview pour le journal 24heures, où Simenon dit: "J'ai commencé par Pietr le Letton, qui fut suivi de deux autres romans, Monsieur Gallet, décédé et Le pendu de Saint-Pholien, J'ai envoyé les trois manuscrits à Fayard."
On remarquera comment Le charretier de la Providence disparaît ici dans les oubliettes de la mémoire simenonienne; comme si, dans l'euphorie de la victoire obtenue lors du Bal anthropométrique, ce roman, publié au mois de mars 1931, avait presque passé inaperçu; à moins que Simenon, pris à ce moment-là par l'écriture "forcenée" des romans suivants, ne se soit que peu inquiété du succès de son troisième roman paru… Une hypothèse parmi d'autres, comme celles que nous avions évoquées dans un billet du 18 mars 2017.
Il nous reste à dire deux mots sur Morsang, pour revenir tout de même au titre de ce billet! Ce bord de Seine est un des hauts lieux simenoniens, décor de bien des romans, Maigret et "romans durs", et un endroit que le romancier a beaucoup apprécié: un certaine nonchalance du bord de l'eau (on pense à une chanson de Gabin), l'atmosphère des guinguettes, la pêche à la ligne, la bouteille de vin blanc qui se rafraîchit dans le courant, tout concourt à en faire le "second berceau" de Maigret, après les brumes des canaux nordiques…
Murielle Wenger